La vie de l'intelligence


le père Marie-Dominique Philippe, l'homme des trois sagesses

30/03/2014 18:22

Marie-Dominique Philippe venait de fêter ses soixante-dix ans de sacerdoce lorsqu'il a quitté ce monde, à 94 ans, le 26 août 2006. Ce grand dominicain laisse une œuvre considérable, non seulement dans le domaine de la pensée philosophique et théologique, mais aussi dans l'ordre de la fécondité spirituelle, puisque, comme fondateur d'ordre, il a donné naissance en 1975 à une nouvelle famille religieuse aujourd'hui nombreuse, la communauté Saint-Jean. Philosophe, théologien, mystique, le père Marie-Dominique Philippe est l'homme des "Trois Sagesses", qui lient connaissance et amour. Il y avait en lui à la fois la curiosité et l'exigence de l'intellectuel, la ferveur du croyant et quelque chose de bienveillant qui ouvrait les cœurs.

Il est né le 8 septembre 1912 à Cysoing (Nord), huitième d'une famille de douze enfants. Son itinéraire est celui d'un chrétien de souche, si bien enraciné dans la foi de ses pères qu'on pourrait le dire conditionné, mot qu'il balayait d'un sourire : à 18 ans, âge où il a choisi d'entrer au noviciat, à Amiens, on a plutôt tendance à fuir les voies trop fréquentées ou toutes tracées, observait-il avec humour. Et il y avait déjà plusieurs vocations religieuses parmi ses frères et sœurs, sans compter son oncle dominicain, le père Pierre-Thomas Dehau, artiste, mystique, ami des Maritain et de Stanislas Fumet, qui l'a beaucoup marqué. La vie religieuse n'attirait pas particulièrement ce passionné de mathématiques, seule l'a décidé la certitude qu'il devait « suivre l'Agneau partout où il va », une expression qui sera au cœur de ses prédications.

Ses années de formation ont lieu au Saulchoir de Kain, en Belgique, où il rencontre notamment le père Chenu, qu'il respecte sans partager son modernisme théologique. Ordonné prêtre en 1936, il commence à enseigner la philosophie en 1939, puis, en 1945, se voit confier une chaire de philosophie à l'université de Fribourg, en Suisse. Il l'occupera jusqu'en 1982, tout en publiant une trentaine d'ouvrages de philosophie et de théologie, et en donnant de nombreuses conférences tant à des chefs d'entreprise qu'à des artistes, des psychanalystes, des communautés religieuses.

En 1975, cinq étudiants français de Fribourg désireux de se consacrer au Christ demandent au père Marie-Do, comme on l'appelle affectueusement, d'être leur père spirituel. Le conseil de la mystique Marthe Robin sera décisif pour entraîner le dominicain, qui ne se jugeait pas mandaté, à fonder une congrégation nouvelle. Elle sera placée sous le patronage de saint Jean, dont l'évangile est le sommet de la contemplation mystique. La communauté Saint-Jean (dite des « petits gris » en référence à la couleur de l'habit de ses religieux) se caractérise par une formation philosophique poussée, l'accent mis sur la liturgie, la vie contemplative et le service apostolique, qui va du ministère paroissial à l'évangélisation des jeunes. Elle a connu depuis près de trente ans un essor remarquable malgré des critiques et des remises en cause portant sur le recrutement, la formation et le mode de fonctionnement. Elle compte aujourd'hui plus de 500 religieux et 400 religieuses dans une vingtaine de pays, sans compter les oblats laïcs.

Aristote, saint Thomas d'Aquin et saint Jean sont les trois maîtres de sagesse du père Marie-Do. Pour compléter la constellation, il faut y ajouter ces deux « grandes amitiés » : avec Marthe Robin, rencontrée en 1946, infirme mystique, inspiratrice des Foyers de Charité ; avec Jean Paul II, qui partageait son souci de l'intelligence de la foi, et de la connaissance philosophique.

Pour l'un comme pour l'autre, la philosophie est la première aventure de l'esprit humain en quête de vérité, la base de la formation de la personne et le domaine où l'on peut dialoguer en profondeur avec les non-croyants. "Sans la philosophie, on tombe très vite dans le fidéisme, affirmait-il. Paul VI avait dit que le plus grand danger pour l'Église était le fidéisme."

Philosophe de la réalité, le père Marie-Do a développé une philosophie fondée sur l'expérience. S'il a remis à l'honneur la métaphysique, c'est qu'il considère que la question de l'être et celle d'un Être transcendant sont un domaine naturel de la philosophie, qui était alors dédaigné.
Il s'est particulièrement attaché à deux grandes expériences de la personne humaine : le travail, parce que « le thomisme ne l'avait guère étudié, et qu'il n'y avait pas grand-chose en face de la praxis marxiste » et l'amitié.
Sa réflexion sur l'activité artistique, qui s'intègre à une philosophie du travail, est sans doute sa contribution la plus originale à la pensée contemporaine. L'auteur de Philosophie de l'art a un sens profond de la singularité de l'artiste, de sa manière propre d'atteindre le réel et de « compléter l'univers ».
Il a aussi apporté une critique éclairante de notre époque en montrant qu'elle se caractérisait par « le primat de l'artistique », au sens large de la faculté de transformer la matière. Mais s'il ne vient pas d'une source vitale, d'une authentique expérience humaine, l'art devient pure virtuosité. L'efficacité de la technique l'emporte sur la fécondité de la vie. C'est vrai aussi de la science, si elle est privée d'un regard de sagesse. Les grands débats de la bioéthique, plus actuels que jamais, mettent en évidence la tentation contemporaine de façonner l'être humain « de manière artistique », selon un désir subjectif.
Marie-Dominique Philippe insistait aussi sur la gratuité des rencontres (il appréciait chez Sartre sa recherche de la gratuité). À la suite des Anciens, il a constamment médité sur l'amitié et l'amour, la philia grecque. Et il ne s'agit pas seulement d'une relation élective de personne à personne, mais d'une attitude philosophique foncière : une bienveillance initiale qui rend accueillant au réel. Il faut en revenir à la réalité, car c'est le sol où s'enracine « la grande expérience de ce qui n'est pas moi », la rencontre gratuite de l'autre « seule capable de maintenir une éthique ».
Comme théologien, le père Marie-Dominique a particulièrement médité sur l'unité du Corps mystique et sur la Vierge Marie, « chef-d'œuvre de la miséricorde du Père ». Avec cette intuition mystique que l'Évangile selon saint Jean nous introduit au cœur de la contemplation de Marie, modèle de la contemplation chrétienne.
Ainsi, c'est toute la personne humaine qui s'harmonise, en suivant ce mouvement ascendant des « trois sagesses » - philosophique, théologique et mystique. Chacune a son ordre et sa finalité propres, qu'il faut respecter. Serviteur de la vérité, le père Marie-Do voulait que la raison fasse tout le chemin possible de la raison.

Marie-Noëlle Tranchant, Article publié dans Le Monde des religions n°22, le 1er mars 2007

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